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Comment meurt un capitaine (II)
Paulo Faria

Traduction de Ange-Marie Firminhac-Dupouy et Yvon Dupouy

Après avoir vu les photos d'Artur et de sa mère, Cristina, une prostituée de Chicôco, prises par le sergent Gamito il y a tant d'années, l'un des premiers vétérans à qui j'ai parlé en arrivant au restaurant, un homme blanc, m'a dit :

« Non, je ne reconnais ni la mère ni le fils. Mais regardez la réalité en face, il faut comprendre la différence de traitement des filles comme Cristina entre les gars qui sont venus ici du continent et les gens de là-bas, comme nous. Les hommes qui venaient d'ici quittaient un univers sombre. Oui, le Portugal, à cette époque, était un univers sombre, que cela vous plaise ou non. Puis ils arrivaient, ils ressentaient toute cette liberté et étaient émerveillés. Lorsqu'ils parlaient “ des Cristinas ”, ils disaient qu’elles étaient leurs “ copines ”. Pour nous, elles étaient des putes, c'est comme ça. Et ils regardaient les enfants noirs et les trouvaient extrêmement drôles, ils commandaient des uniformes miniatures pour eux, comme celui-là sur les photographies. Pour nous, c’était la chose la plus normale au monde, nous étions habitués à voir des noirs depuis que nous étions enfants. Pour nous, un enfant noir comme celui-là, c’était un enfant de plus, comme tout le monde. »

Un peu plus tard, d'autres vétérans de la compagnie qui ont entendu cette conversation me prient d’excuser les propos de leur camarade. Ils pensent qu’en parlant ainsi, il fait preuve de mauvais esprit. Ils craignent qu’il me donne une mauvaise image d’eux. Mais, d'une manière plus douce, avec moins de fioritures, les histoires sinistres et les détails sordides pleuvent. Un homme nommé Tomás me dit :

« Je crois qu'après le 25 avril, après le départ des troupes, les populations ont connu des difficultés. Il s'agissait d'une population déplacée qui avait été amenée à la caserne. A Chicôco et Necoleze c'était comme ça. Il n'y avait presque pas d'agriculture. Certains avaient un petit terrain à côté de la cabane, mais, en réalité, c'étaient les troupes qui les nourrissaient.

« Les hommes vivaient de petits boulots. Je sais, par exemple, que moi qui étais tireur d'élite, lorsque je partais en opération, je n'avais que mon G-3. J'emmenais avec moi un garçon de dix-huit ou dix-neuf ans, un homme noir du village, pour porter mon sac à dos, et la compagnie lui payait vingt escudos.

« Les femmes vivaient de la prostitution. Un gars y allait, donnait dix ou vingt escudos et couchait avec une femme noire. Si vous payiez cinquante ou cent escudos, vous pouviez l'avoir pour vous pendant un mois entier. Et c’est ainsi que ces gens gagnaient de l’argent pour subvenir à leurs besoins. »

Ils regardent attentivement les photographies du petit Artur, de Cristina, mais aucune lumière de reconnaissance ne s'éclaire sur leurs visages. Ils ont l'air tristes de ne pas pouvoir m'aider. Ça ne sert à rien d'appeler le sergent Gamito, je n'ai aucune nouvelle d'Artur à lui annoncer.

A la fin du discours du capitaine, les hommes observent une minute de silence pour les membres de la compagnie disparus. Ils me parlent encore et toujours des morts, de vivre avec la mort, des moments où la mort leur faisait signe et où ils ne répondaient pas à son appel. Aurélio dit :

« Une des dates qui m'est restée en mémoire, c’est le 30 avril 1972. Trois d’entre nous, Mateus, qui était noir, un autre sergent, Ferraz, et moi, voyagions dans un Berliet, en colonne, en direction du nord de Necoleze, vers Muítica. Mateus était assis, il conduisait, et nous, nous étions tous les deux debout. Les sièges avaient été retirés, à l’exception bien évidemment de celui du conducteur et nous nous accrochions à la vitre avant, debout sur des sacs de sable, au cas où il y aurait une mine. Le sentier descendait, il y avait un pont en bas, puis le sentier remontait de l'autre côté, c'était un chemin terrible à parcourir. Notre Berliet était en tête de colonne, nous nous sommes arrêtés en haut de la côte, nous sommes descendus tous les trois à pied et sommes allés voir comment ça se présentait. Cela allait être très difficile d'y arriver, il fallait trouver un moyen d'accéder au pont. Des personnes plus expérimentées sont venues et chacune a donné son avis. C'était juste comme ça. “ Oh ! Pour bien faire, abattez cet arbre ! ” Et le pont a été renforcé. Quand ce fut prêt, nous retournâmes au Berliet. Mateus a pris place dans le camion, Ferraz l’a suivi. Moi, je ne suis pas monté.

« Je ne suis pas religieux, mais je pense que, parfois, Dieu veille sur nous. Je ne sais pas pourquoi, ne me le demandez pas, mais je ne suis pas monté dans le Berliet, je suis resté sur la route à regarder le camion passer de l'autre côté. Il y avait beaucoup de gens qui observaient comment ça allait se passer, et moi aussi. Je pensais qu'ensuite je les rejoindrais et grimperais à ma place, c'était mon idée. J'ai même laissé mon G-3 dans le véhicule.

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« Le Berliet a traversé le pont et, alors qu'il commençait à monter de l'autre côté, juste à la sortie du pont, boum !, une mine a explosé. Ferraz a eu une plaie à la tête et s'est cassé le bras. Mateus, lui, était coincé derrière le volant. On le regardait et la seule chose qu'on voyait c'était son pied droit, celui sur l'accélérateur, tranché d'un coup sec. La pédale de l’accélérateur lui a sectionné le pied. Cependant aucun sang ne sortait, on voyait juste la coupure. Le pied était presque partagé en deux, par le bas. Il est mort des suites de ses blessures internes causées par l'explosion. Mais il n'est pas mort tout de suite, il a quand même tenu quelques heures. Comme il était tard, vers cinq heures, il n'y avait pas d'évacuation possible après la tombée de la nuit, l'hélicoptère n'avait aucun moyen d'arriver à temps. Nous avons campé à une cinquantaine de mètres du sentier, nous sommes restés là, car c'était un bon endroit pour permettre l’évacuation, et nous ne savions pas si cela durerait jusqu'au lendemain matin. Avant le pont, il y avait une grande clairière, nous avions une bonne visibilité. Ce n'était pas facile de nous tendre une embuscade à cet endroit, c'est probablement pour cela qu'ils ne l'ont pas fait. Normalement, après avoir fait exploser une mine, il y avait toujours une embuscade, mais il n'y en a pas eu ce jour-là. Les deux infirmiers de notre peloton étaient autour de Mateus, mais ils n'ont pas pu le sauver. Il est mort à côté de nous dans la clairière, pendant la nuit. »

Toutes les morts à la guerre sont stupides et cruelles, mais il y a des guerres qui sont plus stupides et plus cruelles que d’autres. Eduardo Lourenço a écrit que « la plus grande misère du colonialisme est de coloniser les colonisateurs ». Notre guerre coloniale a rendu nos parents, qui y ont participé, complices involontaires du colonialisme. Le colonialisme les a colonisés ainsi. Mais après tout, ce n’étaient que des hommes, des hommes comme nous, nus et sans défense, prenant des décisions banales qui dictaient la vie ou la mort dans la minute suivante. C'est ce que je recherche dans les histoires de guerre, dans les histoires de mort. Des hommes nus, sans colonialisme. Parce que la mort décolonise tout, nous décolonise tous. Vassili Grossman a écrit : « Condamnez le péché et pardonnez au pécheur. » C'est tellement dur, ça. Dostoïevski est peut-être allé plus loin : « Aimez l’homme même dans son péché ». Et c'est encore plus difficile.

Les hommes s'opposent, refusant le vertige de la mort. La mort est une chose très sérieuse, trop y penser est insupportable pour quiconque est vivant. Trop penser à la mort, c'est mourir prématurément. Encore Aurélio :

« Pensez-vous qu'à partir de ce jour, j'ai commencé à prendre des précautions particulières en passant par cet endroit, en traversant le pont ? Rien de tel, il fallait toujours accélérer, pour arriver le plus vite possible à la caserne. Il y avait beaucoup d’irresponsabilité, beaucoup d’irrévérence. Je parle pour moi.

« Ce n'est qu'après avoir terminé mon service militaire que j'ai appris que, sur cette même route Necoleze-Muítica, un Berliet avait déclenché une mine de phosphore. »

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Jorge intervient, toujours calme :

     

« J’étais à Necoleze à ce moment-là, j’y ai assisté. Ces mines, lorsqu’elles explosent, brûlent tout à vingt mètres à la ronde. Un Berliet transportant sept hommes en a déclenché une. Tous sont morts sauf un. C'était juste devant la caserne, à environ cinq cents mètres. L’un d’eux est arrivé en courant du lieu de l’explosion jusqu’à la caserne, complètement en feu, et est mort là, à côté de nous. En chemin, les buissons le long des bords ont pris feu, le feu s'est propagé et le village a presque entièrement brûlé. J'ai vu la boule de feu en arrière-plan, puis la flamme du type qui s'élevait là-haut. Lorsqu'il a atteint la porte d'armes de la caserne, il s’est recroquevillé sur le sol et n’a plus bougé. Un seul type en a réchappé, il portait un short, torse nu et n'avait aucun vêtement à brûler. Il s'est retrouvé sans cils, sans cheveux, chauve, sa peau était toute grillée, mais il s'en est sorti. Les flammes n’avaient rien à quoi s’accrocher. »

Se réveiller tard, sortir du dortoir en courant, sous les cris et les insultes de l'officier de jour, être la cible des rires de ses collègues, monter dans le camion presque nu, sans réfléchir, dire entre les dents à l’officier de se faire foutre, cela pourrait être le passeport pour la vie. Un autre jour, cela serait le passeport pour la mort. Et cette stupide loterie, sans héroïsme ni grandeur, colle pour toujours à celui qui y a joué et lui confère une étrange gravité.

 

Janvier 2024

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