Comment meurt un capitaine (I)
Paulo Faria
Traduction de Ange-Marie Firminhac-Dupouy et Yvon Dupouy
Nous souhaitons que notre vie en vaille la peine, avec ses mauvaises et ses bonnes choses. Les mauvaises choses, surtout, il est impératif qu’elles en vaillent la peine. Et aussi les choses qui nous ont fait du bien, les gestes du quotidien qui, nous nous en rendons compte maintenant, ont fait tant de mal aux autres. Nous espérons que l’Empire, dont nos parents ont été acteurs et dont nous sommes les héritiers, en valût la peine. Oui, nous souhaitons que les morts en valussent la peine. Oui, nous souhaitons que les morts se soient sacrifiés pour nous rendre plus sages.
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« J’ai vu plusieurs hommes mourir pendant la guerre. Le capitaine a été le dernier. Pendant longtemps, j'ai fait des cauchemars à ce sujet. Plus maintenant. Nous étions une compagnie de chasseurs, nous faisions partie d’un bataillon de recrutement local, tous des hommes nés au Mozambique. »
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Je n'ai jamais vu un homme avec les ongles aussi rongés. Il n'a pratiquement plus d’ongles. Le bout des doigts est en forme de boule, chaque ongle en est réduit à un éclat. Et il ronge, ronge sans s'arrêter. Il met un doigt dans sa bouche, parvient à trouver un point où enfoncer ses dents et en retire un autre éclat. Il y a un craquement sourd, puis il crache. Il s'appelle Aurélio Lobo, il était sergent pendant la Guerre Coloniale.
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« Ma mère était originaire de Goa, moi aussi j'y suis né, mais les parents de ma mère étaient d'ici, de la Métropole. Mon grand-père maternel est parti en Inde juste après la Première Guerre Mondiale, il était militaire de carrière, lieutenant d'état-major. Je suis né en 1949, mes parents ont quitté l’Inde en 1951. Mon père était allé en Inde comme soldat, il y a rencontré ma mère. L'idée de mon père, comme il me l'a dit, lorsqu'il a quitté l'Inde, était de venir ici, à Porto, où il était né. Mon père était soit soldat, soit caporal, je ne suis pas sûr, et serait démobilisé ici dans la Métropole. Mais pendant le voyage, à bord du bateau, ils ont commencé à recruter des gens pour rester dans les colonies, au Mozambique, en Angola, en leur proposant des emplois. Quiconque était militaire pouvait par exemple rejoindre la police. Il voyageait pour le Portugal à l'aveugle, sans perspective d'emploi, avec une femme et un bébé à charge. Il a décidé de rester au Mozambique et a rejoint les rangs de la police. Il n'avait fréquenté l’école élémentaire que quatre ans, mais c'était un gars qui lisait beaucoup, il aimait beaucoup lire, il avait plein de centres d’intérêt, il aimait beaucoup la géographie, découvrir le monde. Il a beaucoup écrit. Ne me demandez pas ce qu'il écrivait, je ne sais pas s’il se basait sur ce qu'il lisait, mais il écrivait énormément et il était très bon dans ce domaine. Je n'ai conservé aucun de ces ses papiers. Nous sommes revenus de là-bas comme vous le savez, à la hâte, même les lettres que j'ai écrites à ma femme pendant ces deux années que j'ai passées à Niassa, je les ai laissées là-bas. Nous n’en avons pas emporté une seule. »
Je participe au déjeuner annuel de cette compagnie, car, dans mes recherches, j'ai découvert que cette unité se trouvait dans les casernes de Chicôco et de Necoleze, à Niassa, en 1971 et 1972, les mêmes lieux où, en 1967 et 1968, se trouvait la compagnie de mon père. J'apporte des photos de la caserne, j'apporte des portraits d'Artur, le garçon noir dont le sergent Gamito, le camarade de mon père, s'occupait comme s'il était son fils, et qu'il y laissa plus tard. L'un de ces hommes se souviendra-t-il d'avoir vu le garçon à Chicôco, quand il était plus âgé ? Je suis allé deux fois au Mozambique, j'ai visité ces villages, je suis revenu sans nouvelles. Je n’ai pas pu dire au sergent Gamito qu'Artur, un garçon pris dans les mailles de l’Empire, est maintenant un homme heureux. Je n'ai même pas trouvé de trace de lui. Mais si cet après-midi je peux appeler Gamito et lui dire que quelqu'un a vu Artur à Chicôco en 1972, quatre ans après sa dernière rencontre, et que quelqu'un a tué la faim de l'enfant et l'a habillé, alors un mince fragment dans cette histoire impériale deviendra plus tendre, peu importe le peu. Je recherche la trace d'Artur comme quelqu'un qui cherche la rédemption.
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« Les soldats de la compagnie étaient pour la plupart noirs, mais il y avait aussi des blancs. Dès lors, il y avait des Indiens, des blancs, des mulâtres, mais il y avait aussi des noirs, et même beaucoup. J'ai des photographies dans mon album où il y a sept ou huit sergents et, peut-être, autant de noirs que de blancs. Le capitaine était blanc. Les capitaines, en fait, car j'en ai rencontré deux dans la compagnie. Le capitaine Henriques est là, je vais vous le présenter maintenant. Ensuite, je vous raconterai comment le premier capitaine est mort. »
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La question de savoir si les Mozambicains et les Angolais se portent mieux aujourd’hui qu’avant revient de manière obsessionnelle dans ces conversations. Pour ces hommes, c’est la mesure qui permet de déterminer si tout cela en a valu la peine. Ils utilisent les termes « nègre » et « noir » de manière interchangeable, comme s'ils voyageaient entre deux mondes, entre deux époques.
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« Honnêtement, je ne sais pas s'ils vivent plus aisément aujourd'hui avec l'indépendance qu'auparavant. Bien sûr, à mon époque, les Noirs ne vivaient pas bien. De toute évidence, la vie des Blancs et la vie des Noirs étaient séparées, elles n’étaient pas les mêmes. C’étaient des mondes différents. »
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Jorge Fagundes intervient. Il est mulâtre, également ancien sergent. Un homme serein, dont émane une tranquillité reposante.
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« J'ai quitté le Mozambique en 1977, je n'y suis revenu qu'en 2006. Maintenant, j'y vais chaque année, j'y ai de la famille. À Beira, d'où je viens, on traitait les Blancs de “ muzungos ”. Les Indiens et les mulâtres n'étaient pas des “ muzungos ”. Pendant que j'habitais là-bas, personne ne m'a jamais appelé ainsi. Quand je suis revenu à Beira, en 2006, les gens m'appelaient “ muzungo ”. Je me suis dit : “ Hé, là ! Après trente ans, j'ai été promu ! ” Mais c'est par intérêt, à cause de la misère qui règne là-bas. Ils regrettent maintenant ce qu’ils ont fait. »
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Ces hommes semblent penser que la seule façon d’accepter que leurs camarades ne soient pas morts pour rien est que la misère mozambicaine du présent, clairement visible, dans la chair, efface la misère mozambicaine du passé, toujours facile à ignorer ou à romantiser, effacée par le temps.
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Jorge continue :
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« Après le 25 avril et l'indépendance, je conduisais de chez moi à mon boulot et de mon boulot à mon domicile, là-bas à Beira, et tous les cinq kilomètres, il y avait des milices sur la route qui dressaient des barrières. Ce n'étaient pas des gars du FRELIMO, c'étaient des gamins qui formaient des milices, mais ils étaient armés. Une fois, j'ai été arrêté six fois alors que j'allais chez ma belle-mère. J’ai dû ouvrir le coffre, puis ouvrir le capot du moteur pour qu’ils voient si je ne transportais pas des armes cachées. Lorsque j’ai atteint le septième checkpoint, le gamin s’est approché de la vitre de mon côté et je lui ai demandé : “ Vous voulez que j’ouvre l’avant ou l’arrière ? ” Le gars à l’écoute a été très offensé, j’ai vu que ça pouvait mal tourner. Ce qui m'a aidé, c'est qu'un gars du FRELIMO était là. Il est venu vers moi et m'a demandé : “ Que se passe-t-il ? ” Je lui ai expliqué et il a dit : “ Va-t’en, laisse faire, ne t’en fais pas. ” Mais je ne pouvais pas rester là. »
Le capitaine prend la parole, c'est l'heure des discours.
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« Je n'ai aucune facilité pour parler en public. C’est pour cela que j’ai eu peu de copines. »
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Tout le monde rit, échange des regards complices, je réalise qu'ils connaissent déjà la blague.
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« Vous m'avez beaucoup aidé. Aucun général ne gagne la guerre tout seul. »
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Pendant qu'il parle, une énorme mouche s'introduit dans le pli d'une tranche de jambon posée sur une assiette et se promène à l'intérieur, et je la vois en transparence. À toutes fins utiles, ces hommes ont le sentiment d’avoir gagné leur guerre. D’autres l’ont perdu, pas eux.
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Aurélio me raconte ses adieux au Mozambique. Ce fut en effet la défaite pour ces hommes. Abandonner leur patrie, venir au Portugal, où l'écrasante majorité n'avait jamais mis les pieds.
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« L'indépendance a eu lieu le 25 juin 1975, je suis parti avec ma femme en décembre de la même année. On aurait pu rester là-bas, on a beaucoup hésité, on a fini par penser que ce n'était plus possible. Ma femme, bien qu'elle soit mozambicaine, n'avait pratiquement jamais quitté Lourenço Marques, elle n'était allée qu’à Inhambane, encore enfant. Elle ne connaissait rien du Mozambique. Comme mon père était agent de la police et avait été en poste dans de nombreux endroits, je connaissais bien Beira, Quelimane, Vila Cabral et la région de Nampula. Je l'ai donc encouragée à partir en voyage, malgré les temps troublés, pour qu'elle ne quitte pas le pays sans mieux le connaître. Je voulais lui montrer ces terres, nous savions que nous n'y retournerions probablement pas. Une semaine de vacances. Je suis allé dans une agence de voyages, j'ai acheté des billets d'avion. Nous avons dormi une nuit à Beira, nous nous sommes promenés, nous sommes allés au cinéma, nous n'avons eu aucun problème. Ensuite nous sommes partis à Quelimane, deux jours, sauf erreur, à l'Hôtel Chuabo, un des hôtels les plus importants du Mozambique, une vue ravissante, une belle chose. Il avait été ouvert quand j'avais onze ou douze ans et que j’étais à Quelimane ; j'avais toujours voulu y séjourner. Je me souviens que l'hôtel était encore en construction et je m'y étais faufilé avec des amis, des enfants comme moi, et je m’étais allongé au deuxième ou au troisième étage pour regarder une course de voitures, pour ne pas payer de billet. Il n'y avait presque personne dans l'hôtel, ma femme et moi étions les seuls clients, avec un couple de mulâtres. Le restaurant était fermé, ils ne servaient que des grillades au bar. Et puis nous sommes allés à Nampula. Nous nous étions mariés récemment, c'était presque une lune de miel. Je ne sais pas nager. Nous avons séjourné dans un hôtel proche du Club Ferroviaire de Nampula, qui possède une piscine, et nous y sommes allés. Et ma femme a essayé de m'apprendre à nager. On avait tout notre temps, il n'y avait pas grand-chose à faire et elle m'a donné quelques cours. Je connaissais Île de Mozambique, j'y étais allé une fois avec mes parents, quand j'étais enfant. J'ai dit à ma femme : “ Nous sommes si proches, et si nous faisions un saut là-bas, qu'en penses-tu ? C’est proche, on peut prendre le train. ” Nous avons acheté le billet, c'était un voyage de quatre heures en train, nous avons pris une petite valise, avons laissé le reste de nos bagages à l'hôtel, nous voulions juste passer une nuit sur l'île. Quand nous sommes montés dans le wagon, il était plein, plein comme un œuf. Celui-là et tous les autres. Et du monde à la gare, une mer de monde à perte de vue. Nous nous sommes assis sur nos sièges et avons regardé autour de nous, et nous étions les deux seuls Blancs parmi tous les Noirs. Personne ne nous a fait de mal, personne n'a fait de commentaires, rien. Mais nous avons perdu le moral. On aurait dit que c'était un sentiment mutuel. Nous n'avions qu'à nous regarder, pas besoin de parler. J'ai ressenti de la peur en elle, une vraie peur, de la peur dans ses yeux. Et elle a dû ressentir la même chose en moi, parce que j'avais peur aussi, je suis honnête avec toi. Et je lui ai dit : “ Sortons, non ? " Et elle : " Oui, c'est mieux. " Nous avons récupéré notre valise, nous sommes descendus du train et sommes retournés à l'hôtel. Nous avons enfilé nos maillots de bain, pris nos serviettes et nous sommes allés à la piscine du Club Ferroviaire. Je n’ai jamais appris à nager. »
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Aucun des vétérans de cette compagnie n’a reconnu Artur sur les photographies du sergent Gamito. Aurélio Lobo n'est jamais retourné au Mozambique avec sa femme.
janvier 2024