Comment meurt un capitaine (III)
Paulo Faria
Traduction de Ange-Marie Firminhac-Dupouy et Yvon Dupouy
Le déjeuner est terminé, les vétérans fument sous le porche du restaurant et boivent un digestif. Les morts de la guerre exigent que quelqu'un raconte leur histoire, comment ils ont quitté ce monde, quel était leur nom, où ils reposent. Les vivants répondent à leurs souhaits. Aurélio :
« Une autre date importante fut le 3 juillet 1972. Dans la compagnie se trouvait un sergent indien, Divate. C'était son nom. Ne me demandez pas son prénom, je ne le sais pas. Il avait suivi la formation de sergent avec moi, il dormait dans le lit à côté du mien à Necoleze, nous étions de très bons amis. Un autre sergent était devenu à moitié fou et ne pouvait plus participer aux interventions. Et puis Divate, qui revenait tout juste d’une expédition de cinq jours, a dû repartir. »
Le sergent Jorge Fagundes profite de la pause pour reprendre le fil de l'histoire :
« Je m'en souviens bien. J'étais allé à Nova Freixo pour récupérer la solde des soldats, je suis arrivé dans l'après-midi, j'allais remettre l'argent au sergent qui faisait office de trésorier, pour faire les comptes avec lui. Dès que je suis sorti du Berliet le capitaine est apparu et m'a dit :
« — Une mine a explosé sur la piste, Divate et un soldat sont morts, il vous faut partir avec votre peloton pour aider les autres.
« Les Berliets emmenaient les hommes jusqu'à un certain point de cette piste, puis on devait continuer à pied. Le peloton de Divate était en file indienne, un soldat a marché sur une mine antipersonnel. La mine a explosé et l’a déchiqueté. Il ne ressemblait plus qu’à une poupée, sans bras ni jambes, juste le torse et sa tête attachée. Divate était devant lui, il était déjà passé sans marcher sur la mine, mais il a été rattrapé par le souffle de l'explosion. »
Aurélio complète :
« Le corps n'était pas déchiré, il y avait juste une estafilade en bas du dos. Mais l’éclat d'obus a dû traverser ses organes vitaux de bas en haut et il est mort immédiatement. Il y avait aussi sept ou huit blessés.
Jorge reprend le récit :
« Les blessés ont été évacués par hélicoptère, mais lors des évacuations, ils n’emportaient jamais ni les armes ni les sacs à dos. Ceux qui sont restés sur la piste ne pouvaient pas transporter tout cela, en plus des deux morts, c'est pourquoi il a fallu aller les aider.
« Quand nous avons quitté Necoleze pour aller à leur rencontre, il était déjà tard, environ quatre heures, la nuit est tombée alors que nous étions encore sur la piste. Nous avons dû camper là-bas. Personne n'a dormi. J'ai distribué les tours de garde, mais personne n'a dormi. Vers l'aube, nous avons entendu des pas sur le sentier. Certains de nos hommes n’avaient pas encore chargé leurs armes, alors ils l’ont fait aussitôt. En entendant ce bruit, ceux qui s’avançaient là-bas se sont immédiatement enfuis à toutes jambes. Ce n'étaient pas les gens du FRELIMO, c'étaient les miliciens du chef du poste de Necoleze qui essayaient d'attraper les gars qui avaient posé la mine. Comme ils connaissaient bien la région, ils s'arrêtaient dans les villages. Chacun portait un régime de bananes sur l'épaule pour manger. Ils ont laissé toute la nourriture en s'enfuyant. Nous avons commencé à marcher le long du sentier et n'avons vu que des régimes de bananes qui traînaient partout.
« Il nous a fallu un certain temps pour atteindre l'autre peloton, car nous avons dû sonder le sol par crainte d’autres mines. Puis nous sommes revenus avec eux, chacun avec deux sacs à dos ou deux G-3 sur les épaules, et les morts dans des toiles de tente. Divate est resté dans un cercueil en plomb à la caserne, dans un hangar, à côté de l'armurerie, pendant près de deux mois, attendant que son père vienne aux funérailles. Il est enterré là-bas, à Necoleze, au bout de la piste d'atterrissage. »
Jorge souffle calmement sa fumée de cigarette et termine l'histoire :
« Lorsque les G-3 ont été comptés, il en manquait un. Le commandement du bataillon a exigé que nous trouvions l'arme. Ils ne voulaient pas d’armes abandonnées. J'ai dû retourner sur le lieu de l'explosion. Quand nous sommes arrivés, quinze jours s'étaient écoulés, on ne pouvait pas rester là avec cette odeur de viande pourrie. L'explosion avait craché la chair du soldat dans les branches des arbres qui l'entouraient, elle était suspendue là, pourrissant au soleil. Nous étions obligés de nous couvrir le nez et la bouche avec des mouchoirs pour la supporter, nous en avions assez de chercher dans les bois. Mais nous ne pouvions pas rentrer à la caserne les mains vides. Nous avons trouvé un reste de canon du G-3 avec un morceau de culasse attaché. Nous l’avons apporté à la caserne et avons informé l’état-major qu’il ne manquait plus aucune arme. »
Il ne manquait aucune arme, mais un homme manquait. Deux, dans ce cas. Ce qui m'a le plus gêné, lorsque j'ai consulté l'histoire du bataillon de mon père, dans les Archives historiques militaires, ce sont les tableaux détaillés à la fin de chaque trimestre, compilant toutes les données possibles et imaginables sur les pertes infligées et le matériel capturé à l'ennemi. Une guerre des chiffres, ridicule et sinistre, dans laquelle la mort d'un soldat portugais est décrite en trois brèves lignes pleines de mensonges (un suicide transformé en « accident d'arme à feu », par exemple), contrastant avec la profusion de détails relatifs aux objets capturés à l'ennemi. Lors d'un « coup de main », en novembre 1968, ont été capturés « 1 sac, 1 sac à dos, 3 gourdes, 1 paire de bottes (fabriquées à Cuba) et 1 gamelle (incomplète) ». Et aussi « 1 H, 8 M et 8 C ». Soit un homme, huit femmes et huit enfants. L'espace qu'occupe chaque chose sur une page dit tout sur les priorités de ceux qui rédigent un document, de ceux qui mènent une guerre. Il n’est peut-être pas possible de faire la guerre si un homme occupe beaucoup plus d’espace qu’une paire de bottes fabriquées à Cuba.
Les anciens combattants se disent au revoir, montent dans leurs voitures et s'en vont. Je suis Aurélio jusqu'à la sienne. Reste à savoir comment est décédé le premier capitaine de la compagnie. Maintenant que nous sommes seuls, il peut me donner les détails.
« C'est une autre date de ma campagne qui est restée gravée dans ma mémoire, le 17 septembre 1972, à Necoleze. Il était cinq heures de l'après-midi, à quatre heures trente nous avions fini de travailler pour la journée. Le capitaine aimait prendre des photos, il se promenait dans la caserne avec son appareil photo. Il faisait souvent cela en fin d'après-midi.
« Un soldat noir était ivre, Florêncio. Il avait déjà eu des problèmes au déjeuner avec l'officier de jour, au mess des soldats. On s'était rendu compte qu'il y avait une altercation là-bas, plus de bruit que d'habitude. Nous avons découvert plus tard que c'était à cause du vin. Ce type voulait plus de vin que ce qu'il y avait sur la table, l’officier ne l'a pas autorisé. Mais il avait du vin dans son dortoir ou bien il est allé en chercher au village, et il pût s’enivrer quand même. Il n’y avait jamais eu de problèmes de ce genre, il n’y avait jamais rien eu. Il n'y avait jamais eu de disputes entre soldats et sergents, entre sergents et enseigne, entre enseigne et capitaine, il n'y avait jamais rien eu. C’était une de ces choses qui arrivent parce qu’elles doivent peut-être vraiment se produire. Le capitaine est passé à l'endroit où j'étais assis avec les autres sergents, devant notre mess. Nous avons commencé à entendre du brouhaha dans la caserne des soldats. Des militaires sont venus avertir que Florêncio portait une arme à feu. Le capitaine l'a vu à côté de l'endroit où étaient garés les Berliets, il avait le G-3 à la main et parlait très fort. Il était complètement soûl. Mais il n'a tiré aucun coup de feu, il s'est juste mis à marcher vers la porte de la caserne, toujours en hurlant. Le capitaine s'avança vers lui et cria :
« — Eh, Florêncio ! Eh, Florêncio ! Où vas-tu ? Eh, Florêncio !
« Mais l'autre ne s'est pas retourné, il n’a rien répondu. Le capitaine a dit quelque chose d'imperceptible. Je ne sais pas si le soldat l'a entendu, soyons prudent. Je pense que ça a dû être quelque chose comme :
“ Écoute, merde. On va résoudre cela d’une autre manière. ” Puis il a tourné le dos pour partir, et à ce moment-là, Florêncio s'est également retourné et a tiré un coup de feu avec le G-3. Il a frappé le capitaine dans le dos et l'a tué sur le coup. Vous savez comment ça se passe dans ces films de cow-boys, quand les gars se font tirer dessus, ils restent silencieux pendant une seconde ou deux et puis ils tombent comme une planche ? C'est ainsi que le capitaine est tombé. Je ne l'ai plus jamais oublié. J'en ai très souvent rêvé. Je n'en ai pas rêvé depuis quelques années, mais j'ai longtemps fait des cauchemars.
« Personne ne pouvait venir en aide au capitaine. Je pense qu'il est mort sur le coup de toute façon. Dès que j'ai vu cela, j'ai commencé à m'enfuir. Le type a tiré le coup de feu qui a tué le capitaine, puis a continué à tirer avec le G-3. C'était un chargeur de vingt-cinq ou trente balles. J'ai couru jusqu’à l’arrière du dortoir, je me suis retrouvé dans un gros trou dans le sol. Nous attendions pour qu’il puisse tirer tout ce qu'il voulait. Lorsqu'il a eu vidé le chargeur, il est sorti de la caserne en courant. Nous avons alors réalisé qu'il s'était enfui vers le village. Nous avons organisé une chasse à l'homme. Celui qui tue une fois peut tuer une seconde fois.
« Nous nous sommes préparés comme si nous partions pour une opération en forêt. Nous avons pris les G-3 chargés, nous nous sommes divisés en escouades et avons encerclé le village. Florêncio a fini par se rendre. Il a réalisé qu'il n'avait aucune chance, il a quitté la cabane de la femme noire où il s’était réfugié. On a improvisé un cachot dans la caserne, il y est resté emprisonné cette nuit-là, et on a monté la garde. Le lendemain, l'hélicoptère est venu le chercher et l'a emmené à Nampula. Je n'ai aucune idée de ce qui lui est arrivé. Nous ne l’avons plus jamais revu. »
Pendant plus d'une heure, debout près de la voiture, à la tombée de la nuit, Aurélio Lobo me raconte en détail les manœuvres de la hiérarchie militaire pour lui demander des comptes et le tenir, lui et trois autres sergents conscrits de la compagnie, responsables de ce qui s’était passé, et comment, au milieu d’aventures rocambolesques, avec l'aide de son père, un agent de police qui n’avait fréquenté l’école élémentaire que durant quatre années, lui et les autres ont réussi à se tirer d’affaire. Mais cela, c'est une autre histoire, une aventure faite de vie, pas une fable de mort, et donc, nous nous arrêterons ici.
janvier 2024