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Chronique ratée
sur la guerre en Ukraine

Paulo Faria

Traduction de Ange-Marie Firminhac-Dupouy et Yvon Dupouy

C'est lundi de Pâques, jour férié en Pologne. Je quitte Lodz à une heure de l'après-midi avec mon ami Stanislav, dans sa voiture. Il m'emmènera visiter des villages aux alentours où subsistent des traces de la présence de communautés juives que la Shoah a dévastées. Avant de quitter l'hôtel, j'envoie un texto à Yuliana, la réfugiée ukrainienne avec qui j'ai pris un café hier à Varsovie. Professeur d'université de Kyiv, femme de mon âge, elle m'a raconté sa folle histoire. Une conversation dans laquelle l'anglais a créé quelques malentendus. La guerre et l'exil ont rendu Yuliana extrêmement sensible à un simple mot qu'elle considère comme déplacé, à une affirmation sur le passé historique de l'Ukraine qui sonne mal pour elle, à un effort de compréhension qui ressemble à une généralisation abusive.

La première étape avec Stanislav sera Brzeziny, à quinze kilomètres à l'est de Lodz. Avant la guerre, soixante-dix pour cent de la population de la localité était juive. Il y avait l'une des plus belles synagogues du centre de la Pologne. Stanislav me dit que jusqu'à récemment, quand quelqu'un disait « avant la guerre », tout le monde savait de quelle guerre on parlait. Maintenant, quand quelqu'un dit « avant la guerre », tout le monde demande : « Quelle guerre ? »

La route de Lodz à Brzeziny est coupée. Les voitures devant nous font demi-tour. Stanislav contourne le camion-citerne à l'arrêt car le conducteur est incapable de manœuvrer. Il demande à deux pompiers combien de temps durera l'arrêt. Ils répondent avec lassitude, sans sortir les mains de leurs poches. Stanislav me dit que cela prendra au moins trois heures. Au milieu de l'asphalte se dresse une de ces tentes que les sauveteurs installent pour qu’on ne puisse voir les morts ou les blessés graves. Il y a deux voitures écrasées l'une contre l'autre, complètement carbonisées. Nous rebroussons chemin, nous nous engageons sur des sentiers de campagne en terre, puis reprenons la route plus loin. A Brzeziny, cette belle synagogue rasée par les Allemands a fait place à une zone commerciale de vente de matériaux de construction. Les Juifs, eux, ont tous été massacrés. Alors que je photographie les vieilles maisons juives, Stanislav me dit :

— Si quelqu'un te voit prendre des photos, il va penser que tu es un descendant de Juifs venu revendiquer leur héritage familial d'avant l'Holocauste.

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J'ai veillé très tard pour écrire une chronique racontant l'histoire de Yuliana. Dans le message que je lui ai envoyé il y a un instant, je la sollicite pour m'expliquer les dégâts subis dans son appartement à la suite des   bombardements russes.  C'est le seul détail qui me manque pour compléter le texte. Hier, à Varsovie, lors des adieux, je lui ai demandé si elle voulait que je change son nom. Elle a juste souhaité que je ne mentionne pas le nom de famille.

A Brzeziny, le cimetière juif, situé en pente douce, a été vandalisé par les occupants allemands. Ils ont fait la même chose dans toute la Pologne : ils ont cassé les pierres tombales, les matzevot, ils les ont utilisées pour paver les chemins et les routes. Après la guerre, les autorités communistes de la ville ont décidé de convertir le cimetière juif en gravière pour fabriquer du ciment. La pente douce a fait place à un profond ravin, où pousse aujourd'hui une forêt de pins. Tout est jonché de déchets, principalement des bouteilles d'alcool. Il y a des traces de feux de joie. C'est un lieu de vie nocturne. Nous avons gravi la pente raide, glissé, presque tombé. Du haut, on peut voir le nouveau quartier de Brzeziny. Stanislav me dit : « Dans la période d'après-guerre, les immeubles d'appartements de cette ville ont été construits à partir d'ossements de Juifs. »

A Ujazd, où nous nous arrêtons ensuite, Stanislav sait que, dans le cimetière catholique, il y a une pierre tombale juive qui a servi à graver, sur le côté opposé, la pierre tombale catholique d'une personne décédée en 1970. Lorsque nous arrivons au cimetière, il trouve facilement la pierre tombale, mais l'arrière a été récemment restauré avec du ciment pour masquer son origine. Une fille passe tenant la main de son père, lui demande quelque chose. Stanislav me dit qu'elle voulait savoir pourquoi cet homme prenait des photos, et que son père lui a expliqué que l'homme prenait des photos des fleurs. Ujazd était aussi une colonie juive. Il y avait une grande synagogue. Les Allemands ont tué les Juifs mais n'ont pas dynamité la synagogue. Elle a été transformée après la guerre en caserne de pompiers volontaires, car il n'y avait plus de fidèles pour s'y rendre. Stanislav me montre, sur la façade et les pignons, les contours des grandes fenêtres murées. La caserne est fermée, on ne peut pas entrer. Il y a une couleur brunâtre sur les murs et sur le sol qu'aucune lumière ne semble capable d'égayer. Ici aussi, le cimetière juif a été vandalisé par les Allemands. Sur le terrain, voué à l'abandon, pousse, ici aussi, une pinède naturelle. C'est à côté d'une cimenterie. Il y en a qui ont creusé parmi les arbres pour élever des monticules de terre sablonneuse afin de sauter et effectuer des cascades en moto. Il y a des bouteilles d'alcool vides partout. Il y a des tas d'excréments humains, des boules de papier toilette sale. Après le travail, les ouvriers prennent un verre dans la pinède avant de rentrer chez eux. Il n'y a aucune trace des tombes ou des pierres tombales. Au milieu des détritus et des excréments, parmi les pins, une longue corniche dans le sol suggère un mur, peut-être. Les os sont dans la terre, parmi les racines.

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À Tomaszów, ville de 60 000 habitants, le cimetière juif jouxte le cimetière catholique. Stanislav gare la voiture devant le portail du cimetière catholique et me dit : « Il y a deux façons d'entrer dans le cimetière juif. Le bon moyen, qui est de chercher le responsable qui a la clé, mais on ne trouve jamais la personne, on ne l'obtient jamais. Et la mauvaise manière, celle que tout le monde utilise. Nous choisirons le mauvais comportement. »

Tomaszów était un centre industriel, célèbre depuis le XIXe siècle pour sa soie artificielle, ses textiles et ses tapis. Les ouvriers étaient polonais, ils vivaient dans la partie pauvre de la ville, les Juifs et les Allemands les plus riches, dont beaucoup étaient des propriétaires d'usines, vivaient dans la partie noble. On fait le tour du mur du cimetière catholique par l'extérieur, on tourne dans un coin, sur le mur du cimetière juif il y a des plaques de béton recouvrant d'anciens trous. Mais, au fond, quelqu'un a creusé, avec la pioche, un énorme trou, qui semble récent.

— Qui a fait cela ?  je demande.

— Les résidents.

— Mais pour quoi ?

Stanislav ne prend pas la peine de me répondre, car dès que nous franchissons l'ouverture, je vois des bouteilles vides de toutes formes et de toutes tailles s'entasser par terre. Le cimetière est immense, envahi d'arbres. Ici, les Allemands n'ont pas cassé les matzevot. Peut-être qu'ils avaient prévu de le faire plus tard. Ils ont utilisé le cimetière pour enterrer les Juifs des villages environnants, qu'ils assassinaient. Dans un coin du cimetière se trouve un énorme tas de matzevot collectés dans la région après la guerre. Voici peut-être les pierres tombales d'Ujazd, de Brzeziny. Les pierres tombales du bas semblent soigneusement empilées tandis que celles qui couvrent le tas ont été jetées dans un grand désordre. Peut-être était-ce le temps qui s'est occupé de les faire glisser comme ça, de les renverser. En sortant du cimetière, lorsque nous traversons à nouveau le trou dans le mur, en évitant de marcher sur des bouteilles de vodka vides, je dis à Stanislav qu'il y a des problèmes d'alcoolisme au Portugal, mais qu'à cet égard, d'après ce que je vois, la Pologne semble jouer dans un autre registre. Il me dit : « Ça a été pire, c'est l'impression que j'ai. Les années 90 étaient très dures ici. Les gens buvaient beaucoup plus qu'aujourd'hui. » Lorsque nous montons dans la voiture, il attire mon attention sur le panneau avec le nom de la rue. C'est la rue Smutna.

— « Smutna », m'explique-t-il, signifie « triste ».

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Nous entamons le retour vers Lodz. Stanislav me dit que nous passerons par Bedków, afin que je puisse y voir une belle église gothique. Nous entrons dans une route droite, avec une rangée d'arbres de chaque côté, et le beffroi de l'église se dresse au loin. Je vois un homme s’écraser au sol, dans le fossé, là devant. « Attention, quelqu'un est tombé là-bas », je préviens. Stanislav se range sur le côté. C'est un couple. Nous sortons de la voiture, Stanislav s'approche d'eux. L'homme est déjà debout, il titube. Les deux faisaient du vélo, les vélos sont couchés sur l'asphalte, leurs roues tournent dans le vide. La femme a l'air hébété, le regard fixe. Je demande à Stanislav : « IIs sont ivres ? » Lui : « Oui, mais elle peut encore marcher. » Il échange encore quelques mots avec la femme, se tourne vers moi, me demande : « On ramène l'homme chez lui ? » Et moi : « Bien sûr. » Je retire mon manteau et mon sac à dos de la banquette arrière et les mets dans le coffre pour faire de la place. L'homme s'assoit. La femme explique à Stanislav le chemin de leur maison. Ce n'est pas loin. Dans trois minutes, nous y serons. L'homme parle sans arrêt tout le long, gesticule mollement. Stanislav s'arrête, l'aide à sortir de la voiture, l'autre rentre chez lui, s'arrête à la grille basse de la cour devant la maison, regarde. Il vacille, comme secoué par la brise. Il s’appuie contre un arbre. Quand il s'est éloigné de nous, nous avons vu que son pantalon était imbibé d'urine. Il a également trempé le siège arrière de la voiture de Stanislav. Je lui demande ce que l'homme a dit en venant ici.

— Il nous a beaucoup remerciés, a dit que nous étions très gentils. Que nous étions les meilleures personnes qu'il ait jamais rencontrées dans sa vie.

La femme prend son temps. L'homme continue de marcher le long de la clôture, sans entrer dans la cour, il semble se cacher derrière un autre arbre.

— Mais qu'est-ce qu'il fait ? je demande.

— Je n'en ai aucune idée. Il ne peut pas pisser, parce qu’il a déjà fait tout le travail ici dans ma voiture.

—  Tu as remarqué qu'ils allaient quitter le village, n'est-ce pas ?

— Oui, mais ils ont rapidement changé leurs plans.

La femme n'apparaît toujours pas. L'homme titube d'avant en arrière. Stanislav et moi sommes assis côte à côte dans la voiture sentant l'urine.

— Que t'a dit la femme là-bas, quand tu as arrêté la voiture et que tu t'es approché d'eux ?

— Que son mari était tombé, mais qu'il n'était pas ivre.

— Ah, non ?

— Non. Elle a dit : « Il n'est pas ivre, il a juste une jambe cassée. »

— Une jambe cassée.

— C'est exact. Une jambe cassée. Au fait, je ne sais pas si tu as remarqué, mais dans la voiture, tous les deux mots, il disait « kurwa ».

— Non, je n'ai pas remarqué.

— « Kurwa » est le juron le plus abject que vous puissiez dire en polonais. Il l'a utilisé dans les phrases au lieu des virgules.

Pause. L'homme est assis par terre.

— Chaque fois que je voyage à l'étranger et que les gens découvrent que je suis polonais, quelqu'un me crie aussitôt : « Kurwa, kurwa ! » Et tout le monde s'attend à ce que je souris. Comme si cela établissait une sorte de complicité entre nous.

Nouvelle pause.

— Elle aurait dû se montrer maintenant, dit Stanislav.

— Est-ce qu'elle est tombée elle aussi ?

— Nous verrons.

Stanislav démarre en rebroussant chemin. Nous arrivons à l'endroit où l'homme était tombé sans rencontrer la femme.

— Elle a décidé de s'émanciper et de commencer une nouvelle vie loin de Bedków, je suggère.

Et lui :

— Eh bien, nous avons fait plus pour eux que les neuf dixièmes des gens ne le feraient. Allons-y.

Marche arrière à nouveau. Là, devant, on voit la femme qui marche, courbée, poussant les deux bicyclettes, une à chaque main.

—  Oh, elle a pris un raccourci, dit Stanislav.

Nous la dépassons, nous nous arrêtons à nouveau près de la maison. La voiture sent de plus en plus la pisse. L'homme a disparu, on ne le voit nulle part.

—   Attendons-la, propose Stanislav.

Elle apparaît, tournant au coin de la rue, rouge. Stanislav ouvre la vitre de la voiture de mon côté, l'interpelle. Elle ne l'entend pas. Elle essaie d'appuyer les vélos contre la clôture, les vélos tombent avec fracas, l'un d'abord, puis l'autre, comme s'ils étaient ivres eux aussi. Stanislav l'appelle à nouveau, elle s'approche de la voiture, l'air épuisé. Stanislav lui explique que nous avons laissé son mari là-bas il y a quelques minutes, mais maintenant nous ne savons pas où il est allé. Elle parle d'une voix pâteuse, semble demander quelque chose à Stanislav avec insistance, se plaint presque, fait des gestes maladroits, comme si elle cherchait quelque chose dans ses vêtements. Il lui dit non, elle insiste, il lui dit encore non, lève la vitre pour couper la conversation, démarre. Elle se tient là, à nous regarder. Elle a l'air au bord des larmes.

—  Que voulait-elle ?

—  Elle voulait nous donner de l'argent pour nos désagréments.

Alors que nous entrons dans Lodz, je reçois deux messages successifs de Yuliana. Dans le premier, elle décrit en détail les dommages subis dans son appartement à la suite de l'explosion du missile russe. Dans le second, elle déclare : « Je ne pense pas que ce soit une bonne idée que vous publiiez mon histoire. Si vous voulez dire aux gens ce qu'est la guerre, vous devez la voir de vos propres yeux. »

Je suis tellement déçu et tellement irrité contre moi-même que je ne dis rien à Stanislav pendant de longues minutes.

— Une jambe cassée..., je commente enfin, déjà arrivé sur une avenue de Lodz.

— Je pense que c'était une métaphore.

En définitive, nous n'avons pas pu voir cette église gothique à Bedków.

 

Juillet 2023

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